A person working on the maintenance of solar panels.

La place croissante de la maintenance dans la chaine de valeur

Xavier Baron

La multiplication des choses ne peut pas être infinie. Derrière cette évidence, il y a un enjeu de société. Il faut apprendre à soutenir les activités et les compétences permettant toujours une croissance des richesses mais en limitant la consommation des ressources. Succédant aux paysans et propriétaires terriens, les industriels et les bâtisseurs ont dominés nos économies durant le 19ème et 20ème siècles, apportant un formidable enrichissement et des progrès de vie, mais également des conséquences que l’on connaît maintenant sur la planète.

A la prédation «du monde où l’on vit» doit succéder la coopération avec la planète «dont on vit»[1]. Dans ce contexte, les services et la maintenance émergent au centre de la création de valeur économique et sociale. Cela vaut pour la maintenance des choses; des machines, des immeubles, des infrastructures et des réseaux, des équipements et des objets toujours plus nombreux. Cela vaut pour le soin des hommes en société et au travail, toujours plus attentifs à leur santé et à leur sécurité. Cela vaut enfin pour la planète, la biodiversité et l’environnement (énergie et climat) de plus en plus dégradés.

A la «destruction créatrice» par la croissance et la production chères aux économistes industrialistes, doit succéder l’enrichissement immatériel par l’accroissement des durées et des fonctionnalités d’usages, en commençant par celles des biens déjà disponibles. La maintenance est maintenant au centre de la création de valeur. Il faut pour cela connaître, inventorier, être attentif et prendre soin de ce qui existe déjà. Il faut développer et instrumenter «l’art de faire durer».

Maîtriser la complexité des nouveaux usages des espaces et des temps du travail

A la «servicialisation» et à l’exigence du respect de l’environnement s’ajoutent les évolutions du travail lui-même. Il y a peu encore, être salarié supposait l’adhésion à une unité de lieu, de temps et de commandement. Le télétravail, les horaires variables et autres JRTT, les outils informatiques portables…, permettent à un nombre croissant de salariés (> 30%) de travailler «anytime, anywhere, anydevices».Si des questions restent posées sur la qualité du travail, sa performance, sur les conditions de la coopération et de la créativité à distance…, les salariés plébiscitent ces évolutions au point de les imposer comme une nouvelle normalité aux employeurs comme aux organisations syndicales.

Ces évolutions déplacent et relativisent les frontières des entreprises. Elles sont aujourd’hui des parties prenantes de configurations productives intégrant des activités externalisées, des sous-traitances et des cotraitances. Dans un très grand site d’une banque française, on peut ainsi constater que la moitié des occupants appartiennent à d’autres entreprises, partenaires et prestataires. Le télétravail, et plus largement le travail à distance, interrogent les concepts de rapport de subordination et de régulation salariale.

A l’heure d’internet et du travail à distance, et confrontées à des pénuries de main d’œuvre, les entreprises vont devoir adapter leurs organisations et leur management. Outre un meilleur usage des bureaux, elles doivent promouvoir des rapports sociaux de travail intégrant une autonomie «contrôlée», les choix individuels en même temps que la possibilité de faire collectif. Elles doivent inventer des systèmes de contrôle et de régulation adaptés aux besoins de personnes relevant de statuts, de conventions collectives et d’employeurs distincts, mais devant cependant coopérer entre elles.

La rencontre du travail et du bureau n’a donc plus rien d’automatique, ni même d’évident. Elle exigera des entreprises une capacité de maîtrise d’usages variables et d’environnements de travail diversifiés dans une complexité évidemment accrue. Accueillir les usages et accompagner la part de décision autonome des travailleurs sur les lieux et les modalités de leur travail, n’exonère pas les employeurs de leurs responsabilités en matière de sécurité, de santé… Elles resteront la contrepartie, sinon d’une soumission volontaire, au moins d’un contrat de mise à disposition de la force de travail.

Chaque employeur (manager) devra alors prendre en compte «à l’échelle des individualités», les singularités des situations et des attentes des personnes au travail, dans une forme de «B to B to U», U pour Utilisateur. Cette opération d’organisation, sous la responsabilité des employeurs pourra être répétée potentiellement plusieurs fois par jour, à chaque moment particulier du travail et des besoins de rencontres, pour une multiplicité/variabilité d’offres de lieux pertinents (propriétaires ou non), parfois temporaires mais attractifs, parfois récurrents et identitaires.

Des enjeux pour les Services aux Environnements de Travail

La demande en surfaces connaîtra probablement un tassement relatif. Les immeubles sont et resteront des actifs. Mais pour en faire des lieux attractifs de travail, il faudra en réorganiser régulièrement les formats, les accès, les disponibilités…, bref, les usages; il faudra enrichir leur pertinence, pas seulement comme actifs, mais comme ressources productives. Cela veut dire une gestion des bâtis professionnels sur un mode:

  • enrichi et élargi pour intégrer les usages,
  • ouvert, à l’aide d’une palette riche de lieux offrant des espaces différenciés et attractifs, du bureau au domicile en passant par différents types de tiers lieux,
  • hospitalier, avec des fonctionnalités dépassant la technique au profit de l’attractivité, des conditions de la créativité et de la socialité…,
  • complexe, par l’intégration de nombreuses rationalités et de parties prenantes (dont les territoires, le climat, la santé, la famille…), avec toujours plus d’acteurs en co-traitance.

Le concept et les expérimentations de bureaux opérés (à côté des offres de cowork) sont alors des prototypes d’une nouvelle étape d’externalisation de la gestion des ressources en espaces pour faire face à la complexité et à l’exigence croissante en compétence pour la gestion des sites (fréquentation, réservations, animations, accessibilité, respect des réglementations, facturations…).

L’hospitality management, ou plutôt, le Management de l’Hospitalité, est une autre expression du besoin de passer d’une exploitation techniciste des surfaces à un système intégré de management des personnes coopérant à l’aide des ressources d’environnements de travail multiples, des lieux où l’on décide de se rendre parce qu’ils sont hospitaliers. Dans les deux cas, avec des exigences comme celle qu’indique le Décret Tertiaire, il va falloir passer de la gestion d’actifs et de leur exploitation, à une gestion des usages des individus comme des configurations productives.

La complexité, l’accroissement exponentiel du nombre, de la variété et les interactions des données à maîtriser indiquent un chantier d’ampleur pour la mise au point des référentiels, des systèmes d’information et des plateformes de mise en relation des espaces et des personnes.

La maintenance comme garante des usages dans un rapport au temps élargi

Pour les bénéficiaires des espaces de travail, humains, supports et bâtis, les services aux environnements de travail produisent une triple valeur économique. Ils assurent la transformation de surfaces en espaces de travail utilisables. Par la maintenance, les services permettent de garantir les fonctionnalités et de les «faire durer». Enfin, ces services enrichissent immatériellement les ressources en espaces quand elles en font des lieux hospitaliers, adaptés. La production de ces valeurs est centrale, mais immatérielle et souvent invisible. Grâce à une bonne maintenance, «rien ne se passe» pour que justement le potentiel de valorisation par le travail se réalise. La valeur est aussi médiate avec des effets différés, parfois ailleurs et sur la durée. Elle est dans le maintien d’un potentiel existant, c’est-à-dire une dynamique d’enrichissement immatériel continuée et permanente.

La fonction économique de la maintenance croit en importance en même temps que celle des infrastructures, des patrimoines et des équipements qui se multiplient et qui doivent durer. Olivier Passet, économiste observe que dans les relations entre la croissance et l’emploi, un découplage est de plus en plus sensible.

L’emploi résiste étonnamment bien au ralentissement de la croissance. Le taux d’emplois a cru (de 66 à 70%) dans les pays de l’OCDE depuis 2008, y compris en dépit de la crise de 2020. Si les effets de la croissance sur les emplois étaient restés stables entre 1992-2007 et 2007-2022, la destruction d’emplois aurait dû être de l’ordre de -0,4%. Il y a eu au contraire une croissance des emplois de +0,5% (zone Euro). C’est lié en partie au ralentissement démographique dans les pays de la zone Euro et aux effets d’une longue période à taux zéro favorable aux marges.

Mais il y a surtout, selon Olivier Passet, une modification de la structure des emplois. Les emplois industriels, directement dépendants de la croissance, sont en réduction. La part des emplois liés à la maintenance, indépendante des volumes de production, s’accroit. «Nos emplois sont d’abord des emplois dédiés à la maintenance de l’existant (…). A force de nous focaliser sur les flux, nous oublions les moyens croissants que doivent déployer nos économies pour simplement conserver en l’état leur capital matériel et immatériel(…) ». Il y aura peut-être une croissance verte, il y a certainement déjà une croissance, des emplois et un enrichissement immatériel par la maintenance.


Créer de la valeur n’est pas seulement affaire de transformation de la matière. Une valeur nouvelle et supplémentaire est créée à chaque fois qu’un usage de ce qui existe déjà est rendu possible par la maintenance, et enrichi en pertinence par les services. Jouir durablement de la valeur d’un support (de confort, de mobilité, de travail) n’exige pas nécessairement la possession, mais demande une accessibilité dans la simplicité et la durée, donc à nouveau des services, accès et maintenance. La valeur, «le prix que le client est prêt à payer», sera de plus en plus conditionnée à la capacité de bien utiliser. L’art de faire durer, entre tenir, maintenir, sont un levier de valeur.

Dans un monde qui doit se décarboner, faire durer ce qui est déjà en usage et qui mérite de le rester, ce qui peut et qui doit être réemployé, n’est plus un choix. Encore méconnus et méprisés, «silotés» à l’issue d’un demi-siècle d’externalisation, mal valorisés contractuellement, les métiers du «Soin des choses»[2], aux environnements, aux bâtis et aux occupants des espaces de travail constituent dès aujourd’hui une filière économique et sociale. Cette filière est forte de 1,4 millions de salariés (plus que l’automobile) et 102 milliards de chiffre d’affaire. Elle mérite aujourd’hui des outils, des référentiels partagés et pérennes, une meilleure valorisation, une reconnaissance et une allocation de moyens, à la mesure de ses vertus éthiques et environnementales.

[1] Selon la formule de Bruno Latour

[2] Jérôme Denis et David Pontille, Le soin des choses; Politiques de la maintenance[3], Editions La Découverte, Terrains Philosophiques, Octobre 2022.

Xavier Baron is an independent researcher, specialized in  work analysis and new economic models.

Xavier Baron

Coordinateur au CRDIA

Xavier Baron est intervenant chercheur indépendant, il participe à l’articulation entre les instrumentations de gestion, les modèles économiques et les modèles d’affaire, l’analyse du travail et les nouveaux modèles économiques. Depuis avril 2016, il a co-fondé et il coordonne le Consortium de Recherche de l’Ile Adam.

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